René Frégni : Blouson noir et cahiers rouges
Né en 1947 à Marseille, René Frégni a découvert « la puissance colossale des mots » entre les murs d’une prison militaire. De voyou à infirmier psychiatrique, de déserteur à danseur de be bop, de lecteur effréné à écrivain sans le sou, l’auteur raconte dans ‘Minuit dans la ville des songes’ publié en 2022 chez Gallimard, ses souvenirs d’une vie hors norme. À cette occasion, il nous a reçu chez lui, près de Manosque, le pays de Jean Giono et de ‘Colline’, l’un de ses premiers émois littéraires. Entretien. (Propos recueillis par Caroline Sulzer avec Tiphaine Beausseron)
Provence & You : Pourquoi le titre « Minuit dans la ville des songes » pour ce 23ème roman ?
René Frégni : Au départ, je voulais appeler ce roman Retour à Bastia, car le moment le plus solaire du livre est quand j’arrive à Bastia. Quand on sort d’un cachot glacé de 7 mètres carrés et qu’on arrive à sept heures du matin sur la place saint Nicolas, déjà baignée de soleil, avec des palmiers, un kiosque à musique et des jeunes femmes encore en robes d’été alors qu’on est en novembre, on est ébloui, on passe de l’enfer au paradis. Mais Antoine Gallimard, mon éditeur, m’a dit, « Retour à Bastia, ça s’est déjà vu ». J’ai donc trouvé cet autre titre « Minuit dans la ville des songes » qui fait référence à ce temps suspendu où je ne suis plus dans l’inconscient des rêves et pas encore dans la réalité du jour, et pendant lequel je reste couché, je n’éclaire pas et j’écris sous mes paupières des phrases entières, dans le noir.
P&Y : ‘Minuit dans la ville des songes’ et ‘Les Chemins noirs’ votre premier livre publié 36 ans plus tôt, sont tous deux autobiographiques. Qu’est-ce qui les rapproche et les distingue ?
R.F. : Dans les deux cas, je suis dans une écriture intime et d’émotion, qui revient sur mon parcours de prisonnier puis d’infirmier en psychiatrie. Mais ‘Les chemins noirs’ est un roman picaresque, c’est l’histoire d’un vagabond qui est persécuté et qui rebondit à chaque fois. Dans ‘Minuit dans la ville des songes’, je suis revenu avec douceur sur les grandes émotions de ma vie et surtout sur les grandes lectures, alors qu’aucun ouvrage n’est cité dans ‘Les chemins noirs’.
P&Y : Quelle est la part d’autobiographie dans vos romans ?
R.F. : ‘Les Chemins noirs’, ‘La tendresse des loups’, ‘La fiancée des corbeaux’, ‘Elle danse dans le noir' et ‘Minuit dans la ville des songes’ sont autobiographiques. J’ai aussi écrit beaucoup de romans imaginaires : Les nuits d’Alice, Lettre à mes tueurs, On ne s’endort jamais seul…Bien sûr, j’y mets des éléments personnels comme le goût du héros pour le café au lait ou le fait qu’il ait une fille. Je décris aussi mon chat ou mon appartement mais cela s’arrête là. Les aventures du héros ne sont pas les miennes. L’émotion du livre est autobiographique, pas l’action. Dans le cas de ‘On ne s’endort jamais seul’, je me suis fait seconder par des prisonniers aux Baumettes que j’allais voir tous les lundis en atelier d’écriture. En effet, j’avais pour élèves des caïds du grand banditisme marseillais comme Jacky Imbert ou Francis le Belge, et ils m’ont donné des conseils pour déployer l’intrigue policière, puisqu’il s’agit d’un roman noir avec enlèvement d’enfant. J’ai écrit ce livre en écoutant des voyous me donner les tuyaux et ensuite j’ai fait de la littérature.
P&Y : Lorsque l’aumônier de la prison militaire vous apporte ‘Colline’ de Jean Giono avec des lunettes à votre vue pour vous permettre de lire, vous dites que ce geste vous a sauvé. Pensez-vous, comme Victor Hugo, que la culture est une forme de rédemption ?
R.F. : Je ne dirais pas une rédemption, car je ne crois pas en Dieu. La culture nous permet seulement de changer de vie, d’accéder à un autre monde. Brusquement, tout un tas de planètes s’ouvrent sous nos yeux. Après Giono, je me suis mis à dévorer tous les livres, j’ai lu les plus grands, Tolstoï, Dostoïevski, Hugo, Flaubert, Cervantes, peut-être 6000 livres à ce jour. Quand j’étais minot, à Marseille, les livres étaient liés à l’école et à quelque chose de rébarbatif. Brusquement, les romans qu’on m’a apportés dans cette cellule m’ouvraient les portes de la prison, comme si l’aumônier m’en avait apporté les clés, en cachette. Ces livres m’ont emmené sur tous les chemins du monde, et même sur des chemins érotiques. Victor Hugo a une phrase très juste dans Claude Gueux : « la tête du peuple, cultivez-la, défrichez-la, remplissez-la, vous n’aurez pas à la couper ». On n’est plus dans la rédemption, on est dans le social.
P&Y. : Êtes-vous vous plutôt un écrivain architecte, qui connaît son plan dès le début ou un écrivain jardinier, qui se laisse porter par ses personnages et même parfois surprendre ?
R.F : En général, je suis plutôt un jardinier, je cultive mes romans comme je cultive mon jardin. Sauf dans certains romans noirs car dans ce genre de livre, il faut un arc narratif très structuré.
P&Y : Quelle est votre routine d’écrivain ?
R.F. : À part écrire la nuit, comme je l’ai évoqué, j’écris depuis quarante ans sur mes cahiers rouges. Puis, je dicte mes romans à ma compagne, qui tape très bien à l’ordinateur. Pour ma part, j’ai deux stylos : un stylo à plume pour décrire un paysage sensuel ou une scène d’amour. Je dis toujours «quand vous déshabillez une femme, faites-le avec un stylo qui fait des pleins et des déliés, il faut entendre la robe qui choit par terre, il faut que le stylo soit sensuel. Mais quand vous décrivez une poursuite entre deux types qui veulent s’égorger, prenez un bic, car il faut une écriture rapide et acérée». En effet, le rythme de la phrase n’est pas le même en fonction du stylo, ce qui est impossible avec un clavier. Avec mes deux stylos, le F de femme n’est pas le même que le F de flingue. Lorsque je dicte mon livre, je le découvre comme Flaubert dans son gueuloir et souvent je m’aperçois que ma première version était la bonne. C’est l’intérêt de rayer son texte et de ne pas l’effacer avec un traitement de texte.